lifeforms / galina

1901 Le soleil s’élève sur une Russie à peine éveillée et les premiers cris de la nouvelle née se font entendre, résonnant en parfaite harmonie avec le soupir de soulagement de la jeune maman. She looks like her father est l’une de ses premières pensées, aussi effrayante et amère puisse-t-elle être. 1901-1911 Les années nourrissent une distance hors du contrôle des concernés, alors que pourtant, la plus jeune ne souhaite que se réfugier auprès de celui dont elle porte le nom. Lorsque les journées sont maussades, ponctuées de ces moqueries toujours gardées enfouies, les yeux bleutés cherchent les verdâtres trop souvent absents. 1911 Le jour vient où leur absence se fait plus prononcée, surtout plus longue qu’elle ne l’a jamais été, et la gamine perd pied. Les couleurs ne sont plus que des nuances grisâtres et les sons eux ne deviennent rapidement que des bourdonnements incessants. Pendant de longs mois, le silence est sa seule façon de s’exprimer. Aucun rythme ne dévale de ses lèvres rosées, seulement le mutisme morbide d’une enfant ayant perdu son père. Lorsque ce dernier revient, réapparu dans leur vie comme par magie, elle se promet de ne plus le lâcher. De cette distance imposée toutes ces années, il ne reste bientôt plus rien que des vestiges dans l’esprit de sa mère. La plus jeune fait abstraction de tout et se concentre sur cet homme qui, à sa façon, lui prouve mille-et-une fois qu’il n’a jamais cessé de l’aimer. 1913 De trois, les Volkov deviennent cinq. Si les premiers instants sont maladroits, un peu gênants aussi, l’adolescente n’a jamais été aussi heureuse que lorsque ses frères sont dans ses bras. Elle se mue en aînée protectrice, prête à tout pour ses cadets, à des années-lumière de l’enfant très réservée et facilement intimidée que cette dernière a toujours été. 1913-1917 À peine ses frères nés qu’elle entame ses études à Koldovstoretz. C’est difficilement que celle-ci s’habitue à son nouvel environnement, encore plus péniblement qu’elle vit son départ de la maison familiale. Dès que ses parents la laissent partir, la rouquine se met systématiquement à compter les jours, les heures, si ce ne sont les minutes, qui la séparent de son retour. Pendant quatre longues années, elle reste refermée sans que personne ne tente de trouver la clé. À défaut de se faire des amis, c’est avec brio que ces années sont obtenues, son assiduité et sa facilité de compréhension font d’elle l’une des meilleures élèves de sa promotion. 1916 Entre ses doigts repose des lettres lues une dizaine de fois, les syllabes apposées les unes aux autres pour former des mots qui, même après plusieurs lectures, ne lui paraissent toujours pas réels. Et si l’adolescente tente de les enfouir au plus profond de son encéphale, la voix imaginaire de cet homme inconnu ne cesse de remonter à la surface. Le sens de son existence est soudainement balayé, écrasé, bousillé, face à la terrible vérité. Son père n’est pas son père. C’est le cœur lourd qu’elle s’efforce encore et encore d’oublier, évitant ce dernier et réimposant cette distance qu’ils avaient réussi à annihiler, sans jamais que l’écriture manuscrite ne s’efface des parois de sa boîte crânienne. Si jamais elle n’en parle à celui qui l’a élevé, il ne faut que quelques semaines pour que sa langue se délie face à celle qui, de son côté, n’a eu de cesse de lui mentir. I hate you grince entre ses dents serrées, craché à une mère qu’elle ne considère plus comme telle. 1917 Take my hand est parfois hurlé au beau milieu de la nuit, ses doigts tendus et prêts à attraper ceux de Ruslan, sans jamais que ces derniers ne se frôlent un instant. Elle regarde, impuissante, la valse des flammes devant ses orbes azurés et les visages floutés des siens se muer en néant. Take my hand haché dans les nuitées les plus obscures, les dents claquantes en symphonie avec les sueurs froides venant mouiller ses draps, à la recherche de ses frères et sa mère. Leurs traits sont vite remplacés par ceux bienveillants de ce couple qui, dans les moments les plus difficiles, ont su la relever et finalement lui réapprendre à vivre. Ils ne mentionnent jamais cette nuit, le ciel ombragé et sans étoile, le vent gelé venant rougir leurs joues, encore moins la provenance des cicatrices sur le corps de la rescapée. Ils ne le mentionnent pas et pourtant, le poids des évènements ne cesse de peser silencieusement entre eux. 1921 Les jours passent et se ressemblent, tous ponctués de ces images approximatives, de la cacophonie des cris et de la désagréable odeur du feu, même des années après les faits. L’orpheline est noyée par les cauchemars nocturnes et angoisses quotidiennes, s’attendant toujours à ce que les évènements se répètent et que sa nouvelle famille, elle aussi, finisse engloutie par des flammes dont elle n’entrevoit véritablement que les ombres. Elle apprend à vivre et finalement à penser comme une moldue, abandonnant jusqu’à la dernière once de magie pour se fondre dans la masse. De Galina Volkova, il n’en reste bientôt que la silhouette fantomatique. Cela jusqu’à ce que ses obsidiennes ne valsent avec celles de cet homme, de ce sorcier dont la voix berce ses journées et les doigts embrassent parfois son épiderme, de celui qui non seulement lui fait découvrir ce qu’est l’amour mais la réconcilie également avec son identité sorcière. La haine des moldus sommeille toujours, nourrie dans son profond sommeil, puis se dévoile au grand jour. 1922 Andrei est son frère adoptif, cet aîné sur lequel la cadette voudrait pouvoir se reposer comme les jumeaux le faisaient sur elle, mais il ne la considère pas une seule seconde comme sa sœur. Elle le voit dans chacun de ses regards depuis son arrivée et si cette dernière pense parfois à en parler, jamais les mots ne dépassent la frontière de ses lèvres, jusqu’au jour où les syllabes se matérialisent en magie. Les évènements s’enchaînent et les images, une fois, dévalent devant ses yeux ombragés. La russe a mal aux jambes mais elle ne cesse de courir, trop effrayée pour transplaner jusqu’à la seule personne qui peut l’aider. I should have saved you que celle-ci marmonne quelques fois dans son sommeil, entre les excuses qu’elle voudrait dire à ses parents et les mots d’encouragement qu’elle souhaiterait seulement pouvoir articuler à ses frères, le cœur à jamais émietté dans sa poitrine aux milles hématomes. I should have been there que l’orpheline murmure entre deux sanglots silencieux. I should have killed them all qu’elle pense tout bas, ces quelques syllabes prenant tous les jours un peu plus de sens. 1923 Les pieds râclent le sol moscovite, alors que les yeux se font plus durs qu’ils ne l’ont jamais été. La douleur est cachée derrière une haine dont les frontières ont toutes été annihilées.