bury all the memories (aliosha)

Le travail s’était terminé tard à l’auberge, et la nuit était tombée depuis longtemps quand Valya sortit dans la rue. Elle ne sortait jamais aussi tard, habituellement, elle savait que les rues n’étaient pas recommandables dans ce coin passé une certaine heure mais les circonstances avaient joué contre elle. Un client avait eu un geste déplacé, elle s’était défendue et les choses s’étaient envenimées, elle avait dû ravaler sa langue pour ne pas dire des choses qui l’auraient fait renvoyer et elle avait courbé la tête sous les remontrances de son supérieur, alors que le client la toisait avec un air narquois. Elle était toujours passablement énervée en marchant dans la rue, les joues rougies par la colère et le froid. Elle n’avait pas été en tort mais c’était le client qui avait eu gain de cause au final, et elle ne le supportait pas. Et elle n’arrivait pas à penser à autre chose, la scène tournait et retournait dans sa tête, les mots qu’elle n’avait pas pu dire brûlaient sur sa langue, entretenant sa hargne. Au point qu’elle en oublia l’endroit où elle se trouvait et la plus élémentaire prudence, mais elle avait besoin de se calmer et une seule chose lui faisait envie à ce moment. C’était un comportement aux vertus quasiment thérapeutiques sur la jeune femme, elle n’y pouvait rien … Ses doigts sortirent de sous son manteau, se glissèrent dans la poche d’un homme tout près, en tirèrent une montre à gousset … Elle était déjà loin quand l’homme se mit à pousser des cris d’indignation et le sourire était revenu sur les lèvres de Valya. Elle se sentait déjà mieux.

Mais alors qu’elle se croyait tirée d’affaire, elle entendit au bout de quelques minutes des pas rapides dans son dos. Elle n’osa pas regarder par-dessus son épaule, mais elle accéléra légèrement, le cœur battant lui aussi un peu plus vite. Les pas ne disparaissant pas, et craignant d’être rattrapée par le propriétaire de la montre, elle tourna à l’aveugle dans plusieurs rues, tentant de le semer. Elle était seule avec une présence inconnue derrière elle, si elle ne le semait pas elle ne donnait pas cher de sa peau … Elle déboucha dans une rue un peu plus animée où quelques personnes sortaient d’un établissement qu’elle ne reconnut pas. Par contre, elle reconnut très bien un des hommes qui se trouvaient là. Son visage s’éclaira et elle se jeta dans ses bras sans aucune hésitation. « Aliosha ! Enfin te voilà, je t’ai cherché absolument partout ! » Elle glissa son bras sous le sien avec une familiarité que leur relation ne justifiait pas, mais qu’elle espérait suffisante pour décourager son poursuivant. Il n’allait tout de même pas l’agresser ici, en pleine lumière et devant témoins ? Elle n’était absolument pas certaine qu’Aliosha la défendrait si besoin était, mais sa seule présence pourrait peut-être suffire … Alors pour accentuer l’illusion, elle fit son plus beau sourire à son vieil ami – tout en priant pour qu’il ne se dégage pas de son étreinte avant que son poursuivant ne soit parti.

Nuit tranquille au cabaret. Les soirs de semaine, c'était comme si les humains n'avaient pas autant besoin de divertissement que d'habitude. Aliosha ne se disait pas que les honnêtes gens travaillaient la semaine et se couchaient tôt. Le cabaret n'était pas fréquenté par d'honnêtes gens. Surtout pas la semaine. Les sièges étaient occupés par des assoiffés de chair et d'alcool, par des brigands en quête de business, par des malfrats occupés à passer des marchés. Mais qu’importe. L’ancien militaire dansait pour eux comme il dansait pour les autres. Sans se soucier de rien d’autre que d’offrir un spectacle agréable, un souvenir vif qui resterait dans leur mémoire pendant longtemps. Sur scène, il s’efforçait d’oublier qui il était, d’oublier la pudeur, la gêne, de jouer des regards sur lui qui le déshabillaient plus qu’il ne l’était déjà au lieu de s’en offusquer. Et en ce milieu de soirée, comme chaque soir, il sortit des locaux déjà éreinté mais satisfait, pour fumer une cigarette, s'aérer. Un rituel comme un autre. A peine éméché, pas assez pour danser sur un bar, encore moins pour s’endormir dans un caniveau, mais suffisamment pour savoir qu’il ne voulait pas s’arrêter là.

Hors de question de dormir seul. Hors de question de dormir sobre. Mais il avait encore plusieurs heures pour trouver son compagnon ou sa compagne de la nuit. Manteau de fourrure jeté ur ses épaules, sa chemise à demi fermée enfilée à la va-vite, les cheveux longs qu’il peignait au doigt, attachés en un catogan. Il échange quelques mots avec des passants ou des collègues, flatteur et séducteur, mais trop prudent pourtant pour choisir un amant ou une amante parmi les gens avec qui il travaillait. Éthique de travail? Pas sûr. Peut-être le manque d’envie de se faire tabasser une seconde fois par les sbires des Roza. Il allume sa cigarette avec son briquet fétiche et expire la fumée dans la nuit moscovite, le visage tourné vers la lune.

Puis il entend son nom, une seconde à peine avant de réceptionner le corps fin d'une jeune femme dans ses bras. Valya. Ce fantôme du passé, cet ami transformé en voleuse, transformé en ado têtue et revancharde à qui il essayait désespérément d'en vouloir. De l'eau avait coulé sous les ponts. Il regarde les alentours, par réflexe : elle débite une excuse, le genre d'excuses qu'on sort quand on veut se débarrasser d'un importun. Le jeune homme voit en effet un homme mécontent qui fusille la jeune femme du regard. "Valentina, rends-le moi !" Eh quoi, on avait bien le droit de s'amuser un peu non? Du coin de l'oeil, Alekseï voit le regard triomphant de la victime, qui sûrement se dit que ses soupçons étaient fondés. Oooh, ils le sont, s'il savait. Il l'avait appris à ses dépends. Pourtant, il approche Valya de lui entoure son visage de ses mains et dépose un baiser sur ses lèvres, juste assez long pour la faire enrager. "Rends-moi mon coeur, petite voleuse…" Le voilà qui la soulève pour la faire tournoyer contre lui, corps d'adulte bien différent de l'adolescent trop grand et trop mince qu'elle avait connu autrefois. Ses yeux malicieux plongent dans ceux de la jeune femme et il lui murmure, par pure provocation "Tu crois qu'il est convaincu, ou je dois t'embrasser une seconde fois? Oui, je suis d'accord, le premier baiser n'était pas si convainquant..."

Son sourire est espiègle. Il avait traversé trop de choses pour faire mine de lui en vouloir. Il y avait trop longtemps, les coups de ceinture destinés à le punir n'étaient plus qu'à peine un souvenir. Ils n'étaient plus des gosses. Mais de là à se comporter comme un adulte...