{¤ Porcelain poetry ¤}

23 février 1899 En un matin d'hiver glacial encore enveloppé de nuit, la Lune mêle ses rayons d'argent à l'aura d'ambre enrobant l'âtre de la chambre pour éclairer les traits de l'infante nouvelle-née ; premier fruit d'un mariage d'amour sacralisant une longue romance adolescente, elle ne suscite nulle déception de n'être pas l'héritier masculin que d'autres auraient pu désirer. Sous leur regard émerveillé, blottie depuis les langes de batiste brodée où se lovent quelques mèches de cuivre sombre, la gemme des Tarkovski couronne leur alliance d'un éclat parfait.
1908 / 9 ans A l'ombre des pins sibériens, l'insouciance se saupoudre de neige et de sucre glace lors des goûters d'hiver ; dans le petit salon tout infusé de thé, ses doigts légers ne délaissent les délices de pâtisseries praline que pour saisir le violon et  l'archet, soutirant au clan bienveillant la faveur de mandorles fières et l'écho de murmures admiratifs. Contre le velours du sofa, les mains de ses parents s'entrelacent discrètement en un élan de reconnaissance émue pour les trésors qu'une vie de privilèges ne cesse de leur offrir, et tant l'avenir semble faste pour leurs enfants venus au monde. A Iekaterinbourg, l'enfance glorieuse auréole sa candeur d'un lumineux nimbe artistique, Afanasiya évoluant dès ses plus jeunes années dans un écrin d'effervescence où tournoient peintres et écrivains, sages philosophes et musiciens - tous lui ciselant au coeur d'une petite cour mécène une sensibilité esthète, prisant le charme des Beaux-Arts venus des vastes horizons jusqu'aux confins de leur petit palais. Cette année-là, les brouillards givrants sculptant les jardins à dentelle coupante trouvent leur reflet dans son  tout premier signe de magie, et l'on ne put jamais redonner à sa robe tissée de givre le bleu doux de sa soie originelle.
1911 / 12 ans Ce chapitre que d'autres écrivent sur les bancs de Koldovstoretz, l'héritière en a égrené les pages dans les salons d'études du palais familial. Supervisée par enseignants et préceptrices qui prendront plus tard sous leurs ailes l'éducation de ses deux frères cadets, elle enrichit son apprentissage des langues mortes par celui d'une magie inhérente à son sang, plongeant dans les arcanes de la sorcellerie en se révélant une disciple talentueuse, éprise d'enchantements, de métamorphose et d'astronomie.
1917/ 18 ans Quelques semaines seulement avant la consécration mondaine de son bal des débutantes, le monde tel qu'elle l'avait rêvé s'effondre et lui échappe, à l'image même d'un songe trop beau pour être vrai immolé sur l'autel d'une cruelle réalité. Brisant l'écrin de certitudes qui jusque là renfermait son précieux avenir, l'insurrection moldue contre ceux de son sang et le violent assaut donné aux lieux magiques la plonge dans un abîme de peurs, qu'achèvera de creuser la mort d'Oksana Ostrovskaïa. Dérobée toute entière des titres et privilèges qui l'habillaient depuis des siècles, la dynastie Tarkovski se renferme peu à peu sur son dernier bastion de Iekaterinbourg tandis que tombent une à une aux mains des révolutionnaires, inexorablement, les terres où s'enracinaient leur famille depuis l'ère grandiose de leur anoblissement. Contemplant pétrifié d'impuissance la déliquescence de son propre temps, le clan survit sous l'égide protectrice de Feodor et d'Olga dans un empire réduit à peau de chagrin, menaçant de tomber en ruines à mesure que la haine semée fleurit en carnage orchestré. Par le biais d'un rare Miroir à Double Sens remis aux mains de sa confidente la plus chère, Afanasiya recueille l'appel à l'aide puis l'au-revoir glaçant qu'elle lui adresse depuis son palais incendié à Petrograd - bouffées de fumée de sauge fendues de baïonnettes et de cris déchirants, miroir à terre trahissant le visage dénué de vie avant qu'une botte tâchée de sang et encroûtée de boue neigeuse ne le fracasse en mille tessons de coeur meurtri.
1918/ 19 ans Entre flamme d'espoir insensé et brasillements de crainte, ses parents accueillent dans le chaos l'annonce déconcertante d'une nouvelle grossesse tant de fois désirée après plusieurs fausses couches, frêle étincelle de vie tardive exacerbant l'urgence à se réfugier en sécurité. L'exode est long pourtant à préparer, et l'exil douloureux à concevoir ; peinant à abdiquer le palais ancestral, les Tarkovski ne cessent de repousser une échéance au cours d'hésitations qui leur seront fatales. Par une obscure nuit de juillet, tandis que la dynastie Romanov s'achève dans des sanglots de sang maudissant à jamais la terre de toutes les Russies, les révolutionnaires franchissent l'orée de Iekaterinbourg jusqu'au palais des Tarkovski et en barricadent les pourtours de lignées d'hommes. De ses fenêtres, de cette chambre d'angoisse où le travail d'Olga s'est déclenché trop tôt et paralyse leur fuite, Afanasiya gardant blotties contre elle les courbes de son Stradivarius observe les barrières magiques de leur domaine se diluer puis s'évanouir - vaincues par la sauge étouffante dont l'âcre fumée inonde les jardins piétinés, grimpe aux gravures des plus hauts murs, brûle jusqu'à sa gorge. Tandis que la rumeur hurlante des bolchéviques forçant les portes monumentales du palais enfle dans les couloirs et qu'Olga expire le dernier souffle arraché à un accouchement sanglant, Feodor confie à son aînée sa fragile soeur nouvelle-née, maladroitement emmaillottée dans des langes estampillés aux initiales d'un clan aux abois. Dans le palais, les cris à l'agonie de leurs aïeux pris aux pièges de leurs cadres en flammes, l'odieux craquement des instruments de musique éventrés, la grossièreté des hurlements victorieux couvriraient presque les ordres de son père, lui ordonnant de fuir aux rives du lac Shartash. Maîtrisant encore mal toute la subtilité du transplanage et vacillante d'avoir perdu sa mère, dont elle garde au creux de la main l'alliance confiée dans un ultime geste d'amour, c'est la pommette entaillée comme une fêlure sur porcelaine qu'elle manque de se désartibuler et chancèle aux abords du vaste lac, gardant blotti contre elle le nourrisson pleurant dans la nuit d'encre et s'agitant faiblement dans ses bras. A deux reprises, Feodor transplane en compagnie de ses frères cadets puis les quitte une dernière fois en dépit de leurs protestations alarmées, fou de douleur à l'idée de laisser le corps d'Olga aux révolutionnaires ; se jetant à corps perdu dans les combats rageant au palais, il les rejoint finalement seul, criblé de coups et presque dépossédé d'une baguette fendue. A l'abri d'un sortilège de Désillusion masquant au monde l'abîme déchirant de leur désespoir, les Tarkovski salissent d'ondes enlarmées les profondeurs du lac Shartash tandis que s'y reflète, rageant de ruine, la chute incendiaire du palais ravagé.
1919 / 20 ans Naufragée dans un manoir malingre bâti d'amères désillusions, dépossédée de ses richesses, la famille éprouvée s'essaye à la survie parmi la cruauté d'un monde qui leur est étranger ; dans la tourmente émerge néanmoins l'espoir d'une alliance trouble avec l'orchidée pourpre. Andreï Tarkovski, grand-père d'Afanasiya, amorce avec les Orkhideya des négociations fructueuses que Feodor est incapable de mener à bien - hanté par la mort de sa femme et trop ébranlé de n'avoir pas su la protéger ni donner à son corps une sépulture décente, l'homme réduit à une ombre se perd peu à peu dans la consommation de mandragore à mâcher, prisant les hallucinations que lui procure la drogue. Dans ses moments de délire égaré, c'est dans le vide qu'il s'adresse au mirage d'Olga et son nom qu'il donne à Afanasiya, conversant avec elle comme s'il s'agissait de sa femme ressuscitée, ou n'ayant jamais disparu - n'est-elle pas l'exact reflet de sa mère, l'écho poignant de ses cheveux roux ? La profonde aversion de l'héritière déchue pour les psychotropes et la pègre prend sa source à la déchéance de son père à l'esprit autrefois brillant, désormais versé au néant, et dont les instants de lucidité se teintent d'amertume irascible. Sous la houlette d'Andreï, désirant conserver l'unité familiale défaillante sous son autorité, Afanasiya endosse à un âge bien trop jeune le rôle de mère de substitution pour sa jeune soeur, Alyona.
1923 / 24 ans Portée par une rancoeur et une haine mordantes pour des moldus dont la seule existence la ronge de colère corrosive, la Tarkovskaïa se désolidarise peu à peu des ambitions familiales misant leur seule fortune sur des trafics empoisonnés, et se laisse infuser des idéaux du Consortium - seul à pouvoir ressusciter le monde sorcier et accorder vengeance à sa jeunesse volée, partisane du talion désirant plus que tout faire rendre gorge à leurs persécuteurs. Si elle n'a pas encore rejoint officiellement les rangs de cette faction, elle est à deux doigts d'en franchir le seuil sans rien en dévoiler au clan. Dédaignant à son grand-père son assentiment quant à des fiançailles avec quelque grand nom de la pègre, loyale à leur nom et au sang qu'elle estimerait souillés de s'abaisser à de telles mésalliances, Afanasiya gravite dans les sphères d'une aristocratie aux ors convalescent, statue de glace noyant dans l'art son désamour pour les vestiges de son existence. D'avoir trop vu toute la douleur que peut occasionner l'amour sincère et le deuil de sa perte, c'est d'un mariage de noblesse et de raison pure dont rêve son coeur désabusé.