fire meet gasoline (lev)

Anka avait enfin réussi à calmer ses nerfs à fleur de peau, tant bien que mal. Sur ses vêtements l’odeur de fumée et de chair brûlée persistait, nauséabond rappel qu’elle ne devait pas baisser sa garde. Ils étaient loin les souvenirs de cette autre fois où elle s’était sortie d’un bourbier similaire, quand les flammes avaient voulu sa peau, quand la danse l’avait trahie, ils étaient loin mais ils étaient juste là, tapis dans un coin de son esprit, prêts à rejaillir pour la faire trébucher. Elle avait failli se laisser envahir, quand les premières explosions avaient retenti dans la salle du Bolshoi, mais elle s’était reprise et veillait maintenant à garder tous ses souvenirs hors de portée. Des années à survivre dans la fange lui avaient permis de se forger une carapace qui permettait à la hargne de prendre le pas sur la peur. Et de survivre une journée de plus. Elle n’était plus une frêle danseuse choquée par la violence autour d’elle, contrairement à la petite fille qui serrait sa main dans la sienne. Une toute petite apprentie ballerine qui s’était trouvée au mauvais endroit au mauvais moment, et qui avait vu le théâtre de ses plus beaux rêves partir en fumée par la folie des hommes. Et c’était sa main dans la sienne qui avait permis à Anka de se calmer.

Cette gamine, Anka l’avait trouvée dans le chaos du Bolshoi et elle l’avait protégée, sans réfléchir, alors qu’elle ne songeait qu’à retrouver Kasumi. Mais une fois la jeune japonaise enfin retrouvée, saine et sauve, après qu’elles se soient toutes deux tirées du brasier et du chaos, Anka avait réalisé que la petite fille était toujours là, accrochée à elle. Sans personne d’autre. Elle n’avait pas pu la laisser là, toute seule, si près du théâtre encore en proie aux flammes. Et elle avait dû calmer les battements sourds de son cœur, la rage et la colère qui brûlaient aussi fort que l’incendie, et oublier un moment les sorciers insensés qui avaient causé l’attentat pour s’occuper de cette gamine terrorisée et transie de froid. Elle l’avait conduite à son appartement, lui avait fait boire un bon thé bien chaud, et quand la petite s’était un peu calmée, Anka lui avait demandé son nom.

Elle la ramenait chez elle, à présent. Toujours la main dans la sienne, dans un geste rassurant qui promettait qu’elle ne la lâcherait pas avant de l’avoir conduite en sécurité à sa famille, elle marchait dans la nuit glaciale de Moscou, mais un demi-sourire éclairait son visage si sombre d’ordinaire. Parce que la coïncidence était presque amusante, même dans ces circonstances. Et son sourire ne s’était toujours pas effacé quand elle frappa énergiquement à la porte de l’appartement familier. Les secondes s’étirèrent sans le silence, et elle commença presque à s’inquiéter de cette absence de réaction. Elle n’avait pas vraiment envie de garder la petite toute la nuit – mais il était bien sûr hors de question de l’abandonner là, sur le pallier, tant que son père n’aurait pas ouvert cette fichue porte. « Ne t’inquiète pas, ton papa va arriver … » Fit-elle à mi-voix, tout en adressant un sourire rassurant à l'enfant. Et elle envisageait de faire usage de sa baguette quand enfin, elle entendit des pas de l’autre côté, puis le verrou s’enclencher. « On a failli attendre. » Lança-t-elle en guise de salutations avant de pénétrer dans l’appartement sans même attendre qu’on ne l’y invite, poussant devant elle la petite fille soulagée. « Nous sommes quittes, Bolkonski. » Cette satanée dette qu’elle lui devait depuis si longtemps ne pèserait dorénavant plus rien sur sa conscience. Alors elle lui sourit. Ravie.

Lorsque le rideau s'était levé et que les applaudissements avaient retenti dans la salle plongée dans l'obscurité, c'était un sourire rempli de fierté qui avait étiré ses lèvres. Pendant des semaines, probablement même des mois, ça avait été le sujet de conversation, le monde semblait s'être arrêté pour ne tourner qu'autour de cette nouvelle production du, déjà, fameux 'Casse Noisette' dont la première devait avoir lieu peu avant Noël.. les auditions pour espérer décrocher un rôle, avaient été l'unique préoccupation de Mila. Les semaines d'excitation mêlée d'angoisse, après avoir été répartie comme l'un des précieux et délicats flocons, le travail devait culminer à cette soirée où, fier paternel, il l'aurait regardée depuis la fosse, guettant son entrée en scène et n'aurait plus qu'elle parmi toutes les autres danseuses.
Pendant quelques instants, lorsque les premières notes de l'ouverture s'étaient élevées, rompant le silence quasi religieux du public, ça avait été comme si ce passé faste, était revenu à la vie, tel l'oiseau de feu qui renaît de ses cendres.

La magie du spectacle n'avait pas duré; très vite, la scène avait été envahie par ces capes carmines et l'annonce glaçante de cette voix féminine, promettant chaos et désolation, et c'était précisément ce qui avait suivi. Un vent de panique s'était déchaîné dans le théâtre; explosions et sortilèges lancés à l'aveugle dans l'unique but de créer la confusion et la peur avaient fait de cette soirée qui aurait dû être un moment hors du temps, un cauchemar absolu. Quittant tout sens commun et toute notion de civilité, les spectateurs, formant une cohorte désordonnée et folle, se marchaient dessus, entraient en collision les uns avec les autres pour soit se mettre à l'abris des flammes qui léchaient l'intérieur du bâtiment, soit espérer retrouver leurs proches dans le désordre. Sitôt revenu à lui, après le choc de cette nouvelle manifestation de violence, il n'avait plus eu qu'une pensée: retrouver Mila et espérer qu'elle soit saine et sauve. Dans la marée humaine, cependant, la tâche avait semblé quasi impossible.

L'allure passablement débraillée, faisant les cent pas dans le salon de cet appartement dont les dimensions n'avaient plus grand chose à voir avec ce à quoi il avait toujours été habitué, il ne cesse de s'imaginer toutes sortes de scénario catastrophe. Combien d'heures s'étaient écoulées, depuis son retour bredouille du théâtre devenu brasier dont il a encore la vision devant les yeux, il n'aurait pas su le dire. Toutes les ressources qu'il avait bien pu déployer pour tenter de retrouver la trace de Mila avaient été employées et sans aucun succès. Culpabilité, angoisse et frustration s'adonnaient à une valse noire dans l'esprit embrumé, ne laissant aucune place à un raisonnement cohérent. Il aurait dû rester, continuer à chercher, passer le bâtiment et ses recoins épargnés par le feu au peigne fin, interroger encore plus de monde... Lorsque finalement, tiré de ses sombres pensées par la sonnette, la surprise et le soulagement en ouvrant la porte, lui font passer outre le commentaire acide et l'intrusion de celle qui, à sa façon, a aussi fait tourner la tête d'Artem. Peinant à y croire, il n'a d'yeux que pour Mila, rescapée du désastre, qu'il étreint avec un empressement presque désespéré. - Oui, oui, dette payée, et largement. Acquiesce-t-il en posant finalement les yeux sur la rivale de longue date.

Elle ne put s’empêcher d’observer la réaction de Lev en découvrant sa fille, curieuse et intrusive sans remord aucun. Il ne dissimula pas son intense soulagement, et la gamine fut ensevelie dans une étreinte qui révélait d’autant plus la peur qu’il avait dû ressentir ces dernières heures. Anka ne l’avait pas vu au théâtre, elle avait pensé qu’il n’était même pas présent. Mais l’odeur de fumée et la suie sur ses vêtements lui apprirent le contraire. Elle s’était trompée, et finalement elle préférait que ce soit le cas. Le comportement de cet homme la fascinait souvent, presque autant qu’il l’agaçait. Elle n’aurait jamais avoué à quiconque autre chose que son agacement, bien évidemment … Mais Lev était un ami de longue date d’Artem, un ami si proche, si intime qu’il semblait être le seul à pouvoir faire détourner les yeux de son beau-frère d’elle quand elle pensait qu’il ne voyait qu’elle. C’était fortement déplaisant, vexant même. Mais au fil des années, à force de faire avec sa présence toujours flottante autour d’Artem même quand il n’était nulle part en vue, elle s’était faite à l’idée qu’il soit un point fixe entre eux. Ou plutôt, l’idée s’était imprimée en elle et elle la tolérait. Certains jours mieux que d’autres, bien sûr, mais ça restait une singularité qu’elle ne s’expliquait pas. Elle ne lui avait pas encore passé une lame à travers la gorge et il semblait que malgré toutes les fois où elle en avait senti l’envie lui démanger les doigts, elle ne le ferait jamais. Et ce n’était même pas la certitude qu’Artem ne lui pardonnerait pas, cette fois, qui la retenait. Ce n’était pas non plus la dette qu’elle avait contracté envers lui. Anka avait un certain sens de l’honneur, mais pas suffisamment pour ça. C’était autre chose et elle ne saurait dire précisément quoi.

Néanmoins, ce soir elle venait d’effacer cette dette et elle n’en était pas mécontente. Lev retrouvait sa fille et c’était grâce à elle. Et Mila s’accrochait à lui avec autant de ferveur qu’il le faisait – c’était finalement assez étrange de le voir ainsi dans son rôle de père, ce n’était pas ce à quoi Anka était habituée.  « Oui, oui, dette payée, et largement. » Il croisa son regard, et le sourire d’Anka se fit un peu moqueur. « Bien, parfait. Une bonne chose de faite. » Elle s’avança dans l’appartement, laissant traîner son regard sur les meubles et la décoration. Elle n’avait pas si souvent l’occasion d’entrer ici. Mais après avoir fait quelques pas, elle se retourna à nouveau vers Lev et se racla la gorge. Puisqu’il mettait tant de temps à lui offrir son hospitalité, elle lança d’une voix claire. « Un thé ? Oui merci, ce serait très aimable de ta part. Je suis gelée d’avoir traversé la ville à pied. » Elle se laissa tomber dans un fauteuil avec un soupir et un nouveau sourire, angélique cette fois. Elle n’avait aucune envie de retourner dehors aussi vite – et elle savait qu’il serait tout autant agacé qu’elle s’invite chez lui qu’elle pouvait l’être quelquefois de sa simple présence.